À Saguenay, au cœur de ce qui constituait naguère la ville de Chicoutimi, on dirait bien que les petites maisons s’inscrivent durablement dans l’imaginaire collectif. Nous connaissons tous la fameuse petite maison blanche, véritable héroïne des inondations de 1996 qui, par sa résistance au déluge, a acquis un caractère monumental. On a su la préserver et même en faire un musée, juste à côté de l’église Sacré-Cœur, un joyau du patrimoine bâti de la région. C’est à quelques pas de là, bien à l’abri, dans l’écrin de La Pulperie de Chicoutimi qu’on trouve une autre petite maison, ancienne demeure d’Arthur Villeneuve et de sa famille. Celui qu’on appelle désormais le peintre-barbier et qui n’avait, au départ, que très peu d’expérience en peinture, a fait de celle-ci son œuvre maîtresse, en peignant sur ses murs, à l’intérieur comme à l’extérieur, les images de son époque et sa fascinante vision du monde qui l’entourait. Un travail acharné qui a donné lieu à une immense production et qui l’a finalement hissé au rang des plus grands.

L’histoire commence justement dans l’église Sacré-Cœur, par un bon dimanche du milieu des années 1950, alors que le prêtre de la paroisse livre une homélie portant sur l’importance de la parabole des talents. Dans le texte tiré de l’évangile de Matthieu, des serviteurs sont félicités pour avoir fait fructifier les dons reçus de Dieu. De retour à la maison, au 669 de la rue Taché, une réelle illumination se produit pour Arthur Villeneuve, car un talent, il en est persuadé, il en possède un et il doit le faire connaître. Cette révélation est le déclencheur d’une expérience mystique qui débouche sur un projet d’envergure. C’est ainsi qu’en 1957, les premiers coups de pinceau sont donnés sur les murs de la résidence familiale. C’est le début d’un travail qui dure près de deux ans, jusqu’à ce que la maison soit entièrement couverte de couleurs, sauf la chambre principale.
Denise Pedneault, technicienne aux programmes publics du musée de La Pulperie, connaît cette maison par cœur, pour la côtoyer tous les jours. C’est avec une certaine admiration qu’elle traduit en mots les dessins peints sur le mur où tout a commencé. «?Cette première fresque met en scène le quartier Limoilou, à Québec, raconte-t-elle. C’est un quartier qu’il connaissait bien et où il se rendait souvent pour aller visiter sa famille. Ce n’est pas à l’échelle, évidemment, mais on voit l’importance qu’il accorde à la vie de quartier, les personnages du voisinage, les moyens de transport. On voit aussi l’importance qu’occupent dans son esprit certains bâtiments et éléments du paysage, comme le Château Frontenac ou encore la rivière Saint-Charles. C’est le début de son travail qui va continuer d’évoluer au fil des ans pour représenter des éléments importants pour lui. Ici, c’est le lien avec la famille qui joue un rôle central.?»
À partir de là, c’est un réel pèlerinage qui se dessine au gré de l’inspiration d’Arthur Villeneuve, à travers les rues de son quartier, de l’Hôtel-Dieu de Chicoutimi, l’hôpital où il gagne sa vie comme barbier, à l’Oratoire Saint-Joseph en passant par Sainte-Anne-de-Beaupré et même Saint-Pierre-de-Rome. Entre ces monuments bien connus, il se fait chroniqueur naïf de la vie ordinaire, illustrant le quotidien de son époque où se côtoient modestes bâtiments, maisons d’ouvriers anonymes, station-service et cabanes en bois rond dans une fascinante mosaïque où des formes abstraites aux allures végétales et animales agissent comme un liant. Cette technique inventée par lui et à laquelle il donnera un nom, la «?continuance?», donne à l’ensemble, comme le mot l’évoque, une étonnante continuité.
Partageant son temps entre son travail, sa passion pour la peinture et sa vie de famille, il lui faut deux ans pour peindre entièrement la demeure familiale, une œuvre unique à laquelle s’ajouteront au fil du temps pas moins de 4000 tableaux et 2000 dessins. En pénétrant dans cette minuscule demeure, où il vivait avec son épouse et ses quatre enfants, on est tout de suite frappé par l’intimité du foyer, où l’odeur de la peinture à l’huile se fait encore sentir et l’entêtement de l’artiste résonne toujours.
Entêtement ou persévérance?? Chose certaine, le travail acharné d’Arthur Villeneuve, loin d’être aussi naïf qu’on aurait pu le croire, a eu raison des railleries et des moqueries des voisins, qui étaient nombreux à le considérer comme un hurluberlu. Sans broncher, complètement absorbé par sa démarche, il a fait de sa maison une œuvre majeure, et il fallait bien lui trouver une place… au musée?!

Il faut le voir pour le croire. À l’exploit du peintre-barbier, on doit aujourd’hui ajouter celui des artisans du musée de La Pulperie qui, en 1994, ont trouvé le moyen de conserver entièrement la maison. Ce déménagement au sein de la prestigieuse institution muséale régionale est un autre épisode incroyable, et posthume, de cette vie de création hors du commun.
Pour Denise Pedneault, il s’agit tout bonnement de l’aboutissement normal d’un étonnant destin. «?Monsieur Villeneuve, nous dit-elle, a toujours cru que cette maison deviendrait un musée. Avant sa mort en 1990, il y avait des projets pour la conserver, parce que c’est un joyau. Dans cette maison, on peut voir l’histoire de la région, celle des quartiers, l’histoire du Québec et l’influence de la religion dans les années 1950. C’est un chroniqueur du temps, et sa demeure a été reconnue comme un objet qu’il fallait absolument préserver. La meilleure solution, c’était de la placer tout entière à l’intérieur du musée. Ç’a été fait en 1994, de main de maître. Rien n’a brisé. C’était un défi.?»
Dès le premier coup d’œil, en avançant dans l’immense salle où se trouve désormais la maison, on comprend que l’opération a été une réussite. Bien au calme, protégée des intempéries et de la lumière, l’œuvre d’Arthur Villeneuve est désormais accessible à quiconque souhaite aller à sa rencontre. Voilà sans doute ce qui était, au fond, la seule issue possible : la maison-musée, qui abritait les rêves du peintre-barbier, est désormais abritée par sa communauté qui peut, aujourd’hui et pour longtemps, savourer son imaginaire haut en couleur. On aura beau raconter cette histoire incroyable et tenter de l’illustrer avec quelques photos, il est impossible de prendre la pleine mesure du travail d’Arthur Villeneuve sans visiter sa maison. Les mots et les images ne suffisent pas, il faut vraiment s’imprégner du lieu lui-même pour comprendre la force de sa proposition inusitée : l’homme habité par sa création finit par en faire son habitat.
par Simon Jodoin